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Suppression de la viande à la carte du Plaza Athénée :

 

"Un choix lourd de conséquences pour les métiers de la salle entre autre..."

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand le chef Alain Ducasse touche à la viande ou, plutôt, quand il décide de ne plus y toucher, son choix se déplace vite du seul terrain du végétarisme et des tendances culinaires et sociétales actuelles à celui du service en salle. Car en supprimant la viande de la carte du Plaza Athénée, Alain Ducasse touche à quelques fondamentaux du métier et met à mal, selon le maître d’hôtel Gil Galasso, un savoir-faire ancestral. Pour lui, il est temps que les maîtres d’hôtel reprennent leur métier en main.

 

GIL GALASSO – Il serait bien prétentieux de ma part de remettre en cause quoi que ce soit dans les choix d’un chef du niveau de Monsieur Ducasse qui fait ce qu’il veut chez lui. Mais c’est justement l’intelligence de ce chef et la vision qu’il propose qui me semblent dangereuses pour ma profession, les maîtres d’hôtel. Alain Ducasse a la capacité d’influencer toute la gastronomie française. Par gastronomie, j’entends l’association entre la cuisine et le service. La cuisine n’est qu’une part de la gastronomie, liée intimement avec le service en salle.

 

Question à Gil GALASSO:    Par Franck Pinay-Rabaroust

 

Une longue vidéo présente l’approche d’Alain Ducasse pour ce restaurant. S’il parle beaucoup cuisine, il ne s’exprime pas du tout sur la dimension service. Cela vous dérange ?

 

Les valeurs qui sont présentées dans cette vidéo sont intéressantes, le produit tout d’abord, et pour une fois pas uniquement les produits de luxe, l’authenticité, la nutrition, la santé, le respect des producteurs, tout cela est parfait. Puis on entend l’architecte d’intérieur de l’agence Jouin-Manku qui précise qu’il y a « cette envie de briser les codes de la haute gastronomie… », puis on y parle longuement de l’assiette. Seulement j’ai l’impression que lorsqu’il parle des codes de la haute gastronomie et de l’assiette, il parle surtout de cuisine ! Connaît-il les codes des maîtres d’hôtel ? On y parle de partage, mais je voudrais que cet architecte sache pour la prochaine fois que la découpe des poissons et des viandes sont le symbole même du partage depuis la mythologie, c’est même le mythe fondateur de la mythologie (1) ! Cette idée de découpe des viandes et des poissons a influencé toute la philosophie ancienne puis moderne, et est très présente dans la philosophie chinoise (2) ou japonaise (3) à laquelle Alain Ducasse fait référence.

 

Pour vous, « briser les codes de la haute gastronomie » conduit, à en croire cette vidéo, à tuer tout un pan de l’histoire et du savoir-faire de la gastronomie française ?

 

J’ai un peu l’impression que ce qu’il développe nie l’histoire de la profession des maîtres d’hôtel, parce que les valeurs qui sont proposées par Alain Ducasse pourraient être accompagnées par les gestes de service traditionnels revisités de notre profession, et c’est normal, il aurait fallu lui prouver que nos gestes ont évolué vers beaucoup plus d’élégance, une élégance qui correspond au niveau de sa clientèle. Mais il y a aussi, dans mes interrogations, une dimension propre à la cuisine qui est le goût. Un exemple parmi d’autres : on y voit les filets de poisson cuits sans les arêtes alors qu’elles apportent tellement de goût. Apporter un poisson entier devant les clients, puis le découper avec élégance, c’est participer à ces valeurs de partage, de nature, de juste cuisson. Il n’est pas nécessaire de supprimer les découpes pour réussir à casser les codes de la gastronomie, il faut juste s’adapter, comme nous le faisons tout le temps.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Découpe d’un caneton à la volée

 

 

Vous faites un lien fort entre le savoir-faire du service en salle et la suppression de la viande. Il y a pourtant d’autres terrains sur lesquels le service en salle peut être valorisé face au client ?

 

C’est parce que le partage des viandes est le fil conducteur de notre profession, depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours. Et ce fil est en train de disparaître. Les maîtres d’hôtel qui savent encore découper les viandes et fileter les poissons ne sont qu’une poignée. Je pense que ce savoir ancestral va disparaître. Je tire la sonnette d’alarme et espère toucher les grands chefs dans mon espoir de sauvegarde de notre patrimoine.

 

Pensez-vous que ce choix fort d’Alain Ducasse au Plaza Athénée met à mal le service en salle ?

 

Soyons optimistes. Le service en salle ce sont aussi des valeurs humaines, et je n’ai aucun doute qu’elles soient conduites par les équipes de salle du Plaza avec leur excellent directeur, Denis Courtiade, avec qui je communique beaucoup sur les notions de générosité, d’élégance, de sincérité… Mais ces valeurs humaines du service en salle sont universelles, nous, les maîtres d’hôtels Français possédons en plus une dextérité technique que tous les pays nous envient, nous avons cette science en plus des qualités humaines du service en salle, pourquoi les nier ? Je suis certain que les clients étrangers, en plus de profiter de lieux magnifiques, seraient enchantés de voir notre dextérité en salle. Ce qui risque de se passer, et je le vois déjà poindre dans les concours professionnels, c’est que nous perdions les valeurs qui ont été celles de nos pères depuis des générations. Alors que nous pourrions conserver ces valeurs en les modernisant. C’est le combat que je mène.

 

Est-ce que le contenu des épreuves des concours professionnels évoluent également contre le savoir-faire de la découpe en salle ?  

 

Lors de l’organisation du concours des Meilleurs Ouvriers de France maître d’hôtel 2007 nous avons eu une discussion engagée pour que des techniques emblématiques du patrimoine des maîtres d’hôtel soient imposées dans les épreuves. Je militais pour que les candidats soient évalués sur la découpe d’un caneton (à l’orange comme chez Lasserre par exemple). Deux des personnes qui faisaient partie du comité d’organisation ont milité contre cette proposition en me disant que si on maintenait la découpe du caneton,  nous n’aurions pas de candidats et qu’il fallait baisser le niveau technique tout en ouvrant le concours sur plus de communication.

 

Quelle a été votre réaction ? 

 

Je n’ai pas réagi alors, j’ai écouté les conseillers du président de l’époque, Patrick Scicard. On a vu alors des épreuves étonnantes apparaître, comme la découpe de l’oeuf à la coque. Je ne dis pas que cette épreuve est inintéressante, car je me suis moi-même entrainé à la réaliser, et j’ai proposé un geste pour réussir à retirer la coquille élégamment, je dis que cette technique ne peut pas être proposée au concours de Meilleurs Ouvriers de France au détriment de la découpe du caneton, sans quoi, en quelques années, plus personne ne saura découper le caneton en France...

Nous irions alors au japon l’apprendre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quel rôle doivent jouer les cuisiniers dans ce maintien d’un certain savoir-faire en salle ?          

Les cuisiniers ne sont pas responsables de l’état de notre profession. Nous sommes les responsables. Si nous les maîtres d’hôtel avions publié plus d’écrits, avions publié plus de travaux universitaires au travers des différentes époques de la gastronomie, alors cet architecte d’intérieur aurait peut-être proposé à Alain Ducasse une autre version du concept car il aurait été nécessairement inspiré par la mémoire collective de notre profession, qu’il aurait assimilé au travers de ses études. Nous nous sommes endormis depuis trop longtemps à l’ombre des cuisiniers. Il faut rapidement redorer notre blason, faire reconnaitre notre profession à l’académie des Arts et des Métiers, faire des propositions aux chefs pour améliorer leur proposition.

 

Selon vous, la société française pourrait-elle se passer de viande comme Alain Ducasse l’avance ?    

 

Les arguments avancés par Monsieur Ducasse sont bien sûr très profonds et judicieux. Notre société a un rapport ambigu à la viande depuis toujours. C’est juste de dire que nous faisons une surconsommation de viande rouge inutile et même néfaste à notre santé, les études scientifiques le prouvent. Il y a quelques dizaines d’années nous consommions peu de viande rouge, mais de meilleure qualité. Enfant je me souviens que c’était une fois par semaine, le samedi et que c’était cher chez le boucher. C’est grâce aux grands restaurants que nous avons découverts des viandes exceptionnelles, l’Aberdeen Angus, le boeuf de Kobé, etc. Il est dommage que certains grands chefs s’éloignent de leur rôle d’ambassadeurs de ces produits exceptionnels. Mais on pourrait tout aussi bien donner tout un ensemble d’arguments contraires à cette proposition de suppression pure et dure de la viande rouge, des arguments sociologiques, des arguments d’ordre anthropologique. Nous sommes des mangeurs de viande, et notre société française adore l’image de la viande, Je travaille depuis quelque mois sur ces valeurs dans le cadre de ma thèse sur le thème de l’art de la découpe, histoire et enjeux dirigée par une professeure de philosophie. Mais soyons positifs. Si le Plaza tourne le dos à la viande, ce n’est pas le cas d’autres institutions parisienne : le célèbre Train Bleu vient de dévoiler sa nouvelle carte et il y a plusieurs découpes et préparations de salle. Tout n’est pas perdu, il faut redoubler d’efforts pour montrer aux grands chefs que nous évoluons dans les gestes pour qu’ils correspondent avec l’excellence de leur cuisine.

 

Vous prenez cette question du service en salle, et de ses évolutions, à bras-le-corps. On a néanmoins le sentiment que la profession ne se lève pas pour autant comme un seul homme face à cette situation. Pourquoi ?

 

Je m’intéresse beaucoup à l’histoire de ma profession. Or lorsque de grands changements arrivent, sous l’impulsion toujours d’un grand chef, les maîtres d’hôtel ne l’identifient pas, ne réagissent pas et les subissent au lieu de les accompagner. Citons le changement opéré par Antonin Carême après la Révolution française (le service à la Russe), citons le changement opéré par des grands chefs des années 70 et cristallisé par un article de Gault et Millau en 1973. À chaque fois les maîtres d’hôtel ont perdu en savoir-faire car ils n’ont pas su répondre par l’évolution nécessaire qui devait répondre à l’évolution culinaire. Peut-être qu’Alain Ducasse réalise en ce moment un changement historique mais nous ne le saurons que dans quelques années. C’est maintenant qu’il faut évoluer.

Propos recueillis par Franck Pinay-Rabaroust

LETTRE OUVERTE À MONSIEUR DUCASSE

 

Cher Monsieur Ducasse,

Je suis préoccupé par les articles qui sortent sur la nouvelle vision de la cuisine que vous nous proposez, Monsieur Ducasse, à l’occasion de la réouverture de votre restaurant du Plaza Athénée, avec comme réserve bien sûr, que les propos aient été correctement relayés par les journalistes.

La viande et sa découpe font partie de notre patrimoine culturel, et particulièrement celui du service en salle « à la Russe » depuis en particulier le livre d’Urbain Dubois et d’Emile Bernard, « L’école française appliquée au service à la Russe ». Beaucoup d’éleveurs respectent leurs animaux et méritent leur place sur les plus grandes tables françaises.

J’entends aussitôt les critiques : « il faut évoluer, Gil, nous ne sommes plus au 19ème siècle ».

Je suis d’accord pour « évoluer », la remise en question du métier et de sa promotion sont chez moi un vrai engagement, comme vous le savez. Mais il faut s’attacher à ne pas détruire à petit feu le savoir-faire d’une profession très ancienne, celle des métiers de la salle. Bien sûr, le respect que je vous porte me dit que je ne devrais rien faire et me dire, OK, attachons nous à l’accueil du client, la mise en valeur de la cuisine, la scénographie du repas, ce que je fais au quotidien.

Mais si on regarde bien, à chaque « évolution » ce métier a perdu en connaissances et personne n’a réagi.

Dès le Moyen Age, l’art de la découpe des viandes s’est éloigné des techniques de la boucherie pour revêtir une dimension artistique. À partir de la Renaissance et jusqu’au XVIIIème siècle, les volailles et autres viandes ont été filetées par de véritables spécialistes effectuant des gestes empreints d’élégance, tel celui qui consiste à découper en maintenant en l’air les viandes en haut d’une fourchette1. A partir du XVIIIème siècle, avec la fin de l’ancien régime, la découpe doit s’adapter aux changements sociaux2. La période de la révolution française va influencer fortement cet art qui connaît une première grande évolution avec l’apparition du service à la Russe et la mise en valeur des rôts (pièces rôties), au centre du repas3, ainsi, pour être servies chaudes, elles sont découpées devant les clients

Puis sous l’influence en particulier d’Antonin Carême4, une nouvelle évolution sera baptisée « Nouvelle Cuisine », avec alors une grande perte technique chez les maîtres d’hôtels.

Plusieurs évolutions sociales vont par la suite influencer la découpe des viandes et le rôle du maître d’hôtel. On pourrait citer en particulier l’arrivée des sports d’hiver qui va marquer le déclin du poste de maître d’hôtel trancheur « à l’année » dans un seul établissement, puis, en juillet 1933, la loi Godart5 relative au contrôle et à la répartition des pourboires qui va cristalliser le fameux conflit cuisine-salle dont les cuisiniers sortiront vainqueurs dans une certaine mesure. Enfin, les « commandements de la Nouvelle Cuisine » prônés par Christian Millau et Henri Gault en 19736 vont imposer la généralisation du service à l’assiette et rendre l’ancienne science du maître d’hôtel obsolète. Il n y a pas de réaction de ma profession alors.

Pourtant, lorsque dans le restaurant dans lequel j’officie et où vous êtes invité, nous effectuons une découpe de viande, les clients sont émerveillés et se lèvent de leur table situé de l’autre côté du restaurant pour venir filmer avec leur portable, en particulier les clients étrangers.

Notre société française a sans doute un rapport ambigu avec la représentation de l’animal mort8. D’une part, La côte de bœuf découpée devant les clients trouve sa place sur un nombre important de menus, et pour Pâques les supermarchés affichent fièrement en couverture de leurs brochures publicitaires des gigots d’agneau sanguinolents. D’autre part, les récentes avancées de la nutrition réfutent la consommation de viande rouge, et les plus jeunes générations éprouvent du dégoût devant la présentation de certaines pièces jadis présentées entières et découpées, comme les rognons « à la Baugé » ou les morceaux de viande de cheval.

Mais, êtes-vous certain que cette décision de « supprimer la viande » n’est pas liée à votre clientèle de palace, souvent étrangère, qui ne correspond pas à la clientèle de la restauration traditionnelle ?

Êtes-vous certain qu’en prenant cette décision, vous n’allez pas retirer un peu plus encore de technicité dans patrimoine des maîtres d’hôtels ?

Êtes-vous certain que dans quelques années vous ne regretterez pas cette décision ? Sans compter que les volailles, viandes et poissons sont bien meilleurs lorsqu’ils sont cuits sur leur carcasse, leurs arêtes.

Cet art de la découpe a toujours, aujourd’hui, sa place dans les palaces et les clients reçoivent ce spectacle avec enchantement.

« Adore ce que tu as brulé, brule ce que tu as adoré ». Cette phrase, prononcée par l’évêque Rémi au mariage de Clovis prend ici tout son sens, comme il l’a pris tant de fois dans l’histoire de notre gastronomie. Les jeunes générations pourront-elles un jour adorer l’art de la découpe des viandes, une fois qu’elle aura été définitivement oubliée ?

Très cordialement,

Gil Galasso

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